La semaine dernière le site de L’USINE NOUVELLE publiait un article très intéressant sur les raisons de l’échec rencontrés lors de nombreuses tentatives de déploiement du Lean Management.
Suite à l’échec de plusieurs projets ces dernières années, industriels et syndicats professionnels portent un regard circonspect sur le lean management. Pour Philippe Lorino, professeur à l’ESSEC, il s’agit là du résultat d’un détournement de la méthode, qui aurait dérivé progressivement au fil des décennies. A l’occasion d’un colloque sur le lean, organisé par l’Observatoire des Cadres le 15 octobre dernier, il fournit des pistes pour expliquer les raisons de ces dérives.
Régulièrement pointée du doigt, la méthode lean est parfois vue comme un nouveau prétexte pour licencier. On l’accuse d’être un retour à une organisation tayloriste du travail, d’être source de frustrations, d’entraîner des troubles musculo-squelettiques… A tel point que si une entreprise rencontre des difficultés, inutile de chercher plus loin : c’est la faute à la méthode inspirée du système de production de Toyota. « Ces dernières années, on note une augmentation du nombre d’échecs dans la mise en place de projets Lean », constate Philippe Lorino, docteur en sciences de gestion et professeur à l’ESSEC Business School. A l’occasion d’une conférence organisée mi-octobre par l’Observatoire des Cadres, cet expert en organisation d’entreprises, ancien ingénieur en chef des Mines, dévoilait les premières conclusions d’une vaste étude qu’il a menée sur les dérives du lean management.
Pour Philippe Lorino, si le lean a mauvaise presse, c’est avant tout une histoire de détournement. Un détournement dans le sens où le lean que l’on applique aujourd’hui s’est progressivement écarté de la philosophie originale. Pour preuve de cette dérive : la chasse aux « muda » (c’est-à-dire la chasse aux gaspillages), est souvent citée comme étant l’objectif essentiel de la méthode, alors qu’elle n’en est que la troisième étape. « On se focalise sur les Muda mais on oublie les deux premières étapes, à savoir le Muri et le Mura, explique Philippe Lorino. Le Muri consiste à créer un système de production efficace, et le Mura à créer des tampons, c’est-à-dire éviter les événements indésirables pour mettre ce système en sécurité. »
AU-DELÀ DE 80 %, LE CHAOS
Ainsi, rien ne sert de réduire les gaspillages si le système n’a pas été d’abord repensé en profondeur. C’est un passeport assuré pour l’échec, selon le professeur. Surtout, le fait d’oublier l’étape n°2, le Mura, est représentatif des dérives successives qu’a connu la méthode lean au fil des années. En effet, parmi les principes du Toyota Production System imaginé par Taiichi Ohno, on note qu’une machine ne doit jamais être utilisée à plus de 80 %. C’est le concept de « slack », un terme anglais que l’on peut traduire par « mou », et qui consiste à ne pas trop charger les machines pour leur permettre d’encaisser les aléas. « Lorsqu’un système est surtendu, on prend le risque de voir le chaos s’installer au moindre aléa, poursuit Philippe Lorino. Aujourd’hui, les responsables d’usines ont tendance à se focaliser sur l’amélioration du Taux de Rendement Synthétique (TRS), mais c’est une pratique dangereuse ».
A cette fin, Toyota avait instauré la règle du 8-4-8-4 : chaque équipe de huit heures est suivie par quatre heures consacrées à des travaux de maintenance, à des chantiers d’amélioration, à des changements d’outils complexes, ou tout simplement pour rattraper une production en retard en cas de problèmes pendant l’équipe précédente. Faire du lean, c’est donc savoir rajouter des tampons pour ne pas que le système soit trop sous tension.
Ainsi, le terme lean lui-même, qui a été choisi par des chercheurs du MIT dans les années 90 et qui signifie « maigre », serait particulièrement mal choisi. Et ce choix malencontreux dans la dénomination de la méthode est certainement une des premières raisons pour lesquelles elle s’est éloignée de la philosophie originale.
CRÉER UN MATELAS DE RESSOURCES
Les raisons des dérives du lean sont également culturelles. « Sur la question même de l’élimination des gaspillages, il y a détournement, complète Philippe Lorino. Aujourd’hui les dirigeants d’entreprises ont une vision a posteriori des problèmes. C’est le principe de l’assurance : si l’on souscrit une assurance et qu’aucun incident ne se produit, une personne avec une vision a posteriori considérera qu’il s’agit d’une dépense inutile, donc un gaspillage. Si l’on revient à la philosophie première du lean, le Muri consiste à créer un matelas de ressources, c’est-à-dire des dépenses qui servent à mettre le système dans une situation confortable, insensible aux aléas, dans lequel les opérateurs ont le temps de prendre du recul et de lancer des améliorations ».
Bien sûr, il faut un changement de mentalité pour ne pas chercher à augmenter au maximum son TRS, et prévoir un surplus de ressources « juste au cas où ». Mais c’est justement lorsque les industriels cherchent à implanter la méthode sans changer de mentalité que des dérives apparaissent. « De la même manière, il n’est pas évident de se dégager des démarches de contrôle, qui ont un caractère très sécurisant pour les dirigeants, pour les remplacer par de l’amélioration continue », commente Philippe Lorino. Pour mémoire, William Deming, l’homme qui inspira Taiichi Ohno, avait vu dès les années 30 les possibles dérives autour de la notion de contrôle. Si l’on continue de retenir de lui la roue PDCA (Plan-Do-Check-Act), l’inventeur de l’amélioration continue avait constaté une mécompréhension de la part de certains industriels, et avait changé le nom de sa méthode pour PDSA (Plan-Do-Study-Act).
En outre, dans le monde moderne en général, et en France en particulier, nous aimons les visions modélisées, les choses que l’on peut représenter de manière théorique. « Le problème de la modélisation est qu’elle apporte une vision statique des flux de l’entreprise, alors qu’il faudrait garder une approche expérimentale, plus dynamique », regrette Philippe Lorino.
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lire la conclusion sur le site usinenouvelle.com