Cessez d’être reconnaissants envers vos salariés !

Dans son édition du 12 mai 2014, le site Le Monde.fr publie un article très intéressant d’Isaac GETZprofesseur à l’ESCP Europe et co-auteur de Liberté & Cie (Flammarion, 2013), Prix du livre DCF en stratégie d’entreprise.

Tous les manuels de business ainsi que les séminaires de formation enseignent la même chose aux managers : donnez de la reconnaissance à vos salariés.

Pour les simples et bonnes raisons qu’ils se sentiront mieux, et que cela ne coûte rien — contrairement aux autres méthodes de motivation que sont les promotions, les bonus, et autres carottes. La reconnaissance pour un travail bien fait est d’une telle évidence que les experts ne comprennent en fait pas pourquoi les managers n’en usent que si peu. Une plaisanterie d’entreprise l’explique en partie : « Si je dis ‘beau boulot !’ à Pierre, il va me demander une augmentation ». Encore l’un de ces obscurs paradoxes propres aux fonctions managériales. Peut-être que si l’on se penche plus en détails sur la situation réelle du travail en entreprise, la raison de ce manque d’engouement deviendra du coup plus claire.
Actuellement, selon Gallup, la part de salariés réellement engagés dans leur entreprise est de 30% aux Etats-Unis, 15% en Allemagne et 9% aux Pays-Bas et en France. Ces taux si bas sont à l’origine de milliards d’euros de pertes en termes de productivité, d’opportunités, d’absentéisme, de turnover, de maladies, et de dépenses de sécurité sociale. La reconnaissance ne constitue-t-elle pas la solution la plus simple ?
Mais Gallup a aussi étudié l’engagement des salariés sur le long-terme et la tendance qu’elle a révélé rend la solution tout sauf simple. Malgré tous les progrès en matière de techniques de management — de la reconnaissance à l’empowerment — le pourcentage de salariés engagés, par exemple, en Allemagne n’a fait qu’osciller entre 11 et 16% de 2001 et 2012, n’évoluant que d’1 ou 2 points par an. Se contenter de faire la même chose, mais plus intensément (ici, essayer d’améliorer sans cesse les pratiques de management) tout en espérant des résultats différents, est une définition d’une entreprise fanatique, selon l’expression de Joseph Juran, guru de la qualité. Il est nécessaire qu’un changement radical ait lieu. Mais avant de trouver le remède à cette situation pathologique, un diagnostic est nécessaire.

RESPECT ET CONFIANCE

Etudions donc le cas à la manière d’un docteur. Ces personnes si peu engagés (70 à 90% en fonction du pays), l’étaient-elles quand vous les avez embauchées ? Si c’est le cas, envoyez-nous par mail le nom de votre DRH, car nous aimerions savoir comment il s’y prend pour recruter. Maintenant, si l’entreprise recrute des salariés enthousiastes, motivés, prêts à s’engager, que se passe-t-il pour que ces derniers changent à ce point en à peine quelques mois ? Leurs discours passent de « Si l’on change les choses de cette manière, cela pourrait être bénéfique à l’entreprise » à « J’ai fait ce qu’on m’a demandé de faire », ou encore « ce n’est pas mon job ». A peine ont-ils eu le temps d’agir (et donc d’obtenir de la reconnaissance pour un travail bien fait) qu’ils sont déjà désillusionnés. Cette désillusion est la conséquence de la non-satisfaction par les entreprises des besoins fondamentaux de tout être humain : le respect et la confiance.
A la question « Quelle capacité est la plus importante chez vos collaborateurs ? », les managers sont prompts à répondre « La capacité à réfléchir ». Mais en réalité, à chaque fois qu’un problème se pose ou qu’une opportunité se présente, ce sont les managers qui prennent les décisions, et non les personnes concernées. C’est ainsi qu’au quotidien, on ne fait pas assez confiance aux salariés, on ne croit pas suffisamment en leur capacité à réfléchir. Il suffit donc de quelques mois pour que ces êtres humains qui ne demandent qu’à s’engager deviennent de véritables robots — sans offenses à ces derniers — car on exige des robots qu’ils réfléchissent de nos jours. Imaginez maintenant qu’on dise tous les jours à un robot, qui se contente de faire ce qu’on lui demande, « Beau boulot, Jean. » A sa place, nous demanderions immédiatement une augmentation — qu’attendre de plus d’une entreprise ou l’on vous prend pour un idiot.
C’est pour cela que si vous voulez réellement changer cette culture du désengagement au sein de votre entreprise, ne soyez pas simplement reconnaissants. Cela revient à donner de l’aspirine à des personnes ayant des problèmes cardiaques (et certains en ont réellement, car le désengagement engendre un stress, qui, si chronique, peut provoquer les maladies coronaires). Commencez par les soigner, plutôt.

PAS APRÈS LA PROCHAINE RÉUNION MENSUELLE

Chaque matin, demandez-leur comment ils vont, et attendez leur réponse. Puis posez cette question, réelle preuve de votre respect envers eux : « De quoi avez-vous besoin aujourd’hui pour travailler bien ? », ou l’inverse : « Qu’est-ce qui risque aujourd’hui de vous empêcher de bien travailler ». Et s’ils vous disent qu’ils ont besoin de quelque chose, procurez-leur sur le champ, pas après la prochaine réunion mensuelle — en d’autres mots, soyez un manager courageux. Car si un professionnel investi — qu’il soit conducteur, commercial ou informaticien — sent qu’on ne lui offre pas les moyens d’accomplir le travail dont il est capable, il percevra cela comme de l’irrespect.
Puis, à chaque fois qu’une opportunité se présente, ne prenez pas vous-même la décision, dites plutôt : « C’est de votre domaine de compétence. J’ai confiance que si vous preniez un peu de temps vous trouverez la solution ». Car si l’on embauche une personne pour qu’elle réfléchisse, puis qu’on l’en empêche dès que l’occasion se présente, elle pensera qu’on ne lui fait pas confiance. Enfin, et aussi surprenant que cela peut paraître, si vous voyez qu’ils ont bien fait leur travail, ne dites rien. Si l’engagement est ce que vous attendez d’eux chaque jour, bien faire son travail est donc la norme dans votre entreprise.
Le résultat (dont une partie se fera sentir immédiatement, bien que son intégralité mettra quelques années à se déployer), est que 70 à 80% de vos salariés ne travailleront plus seulement bien, ils feront un travail remarquable. Et vous savez quoi ? Ils n’attendront pas de reconnaissance de votre part. Car ils considèreront qu’un travail remarquable est ce pourquoi ils viennent chaque jour. C’est normal, après tout.

▪ Isaac Getz (professeur à l’ESCP Europe et co-auteur de Liberté & Cie (Flammarion, 2013), Prix du livre DCF en stratégie d’entreprise)